08/11/2022, par Tharcisse Semana
Depuis deux décennies, l’Europe tente d’endiguer le flux migratoire, auquel elle est confrontée, par tous les moyens. Sans vraiment de succès. Le Royaume-Uni essaye de sous-traiter ses problèmes d’immigration en confiant l’accueil de « ses » migrants au Rwanda. Est-ce une réponse adéquate à la problématique des migrants en Europe? Analyse et points de vue.
Les discours sur l’«immigration choisie», l’érection des murs barbelés, la mise en place des lois les plus restrictives et contraignantes sur l’asile et l’immigration, appartiennent-elles vraiment au passé ? En tout cas, on s’en souvient encore et encore…aujourd’hui.
On se souvient toujours du discours de l’ex-chef de l’État français, Nicolas Sarkozy, qui, en 2007, avait fait l’«immigration choisie» – et non subie – l’un des thèmes majeurs de sa campagne électorale. Mais aussi très récemment, en Suisse, l’initiative de l’Union démocratique du centre (UDC) «pour une immigration modérée». Et, on a encore en mémoire le discours de Marine Le Pen et bien d’autres qui, en stigmatisant les étrangers, détonne qu’«il faut absolument arrêter l’immigration […] en France » et en Europe, en général.
En effet, depuis l’érection du «Mur de Berlin», en 1961, qui, certes, a inspiré la Hongrie à ériger des murs barbelés à ses frontières pour contrecarrer ou stopper les migrants qui envahissent l’Europe, rien n’a empêché ceux-ci à franchir continuellement la manche, malgré des risques et périls. Cela est un fait. Depuis, le nombre des migrants ne cesse d’augmenter. Et sur ce, le discours politique sur l’«immigration choisie», l’«immigration contrôlée» ou maîtrisée, semble être devenu aujourd’hui une musique dénotée. Ainsi, l’imagination des autres moyens pouvant être les plus persuasifs : «exportation » des migrants hors du continent européen. C’est dans ce cadre-là, que le Royaume-Uni a en quelque sorte innové en concluant son deal avec le Rwanda : depuis le 14 avril 2022, il « exporte » ses migrants hors du continent européen.
L’accord stipule que les personnes arrivant au Royaume-Uni de manière irrégulière depuis le 1er janvier 2022 seront envoyées au Rwanda pour y déposer leur demande d’asile et, si elles sont reconnues comme réfugiées, elles y recevront ipso facto le statut correspondant. En échange, le Royaume-Uni s’engage à verser à l’État rwandais 120 millions de livres sterling (environ 140 millions d’euros) pour une durée initiale de cinq ans. Un montant censé couvrir les coûts d’hébergement et d’intégration, ainsi que les opérations liées à la procédure d’asile.
Cet accord entre le Royaume Uni et le Rwanda montre à quel point ces deux États considèrent l’être humain : un objet ou pis encore un bien échangeable appelé autrefois dans un système d’économie de troc « monnaie marchandise » ou « Paléo-monnaie ».
Il n’est donc pas difficile de comprendre les avantages que retirent chacun des deux partenaires de cet accord. D’un côté, le Royaume-Uni se dégage de ses responsabilités en sous-traitant l’examen des demandes d’asile. De l’autre, le Rwanda cherche à tout prix à faire du chiffre. Un réel attrait au ««capitalisme sauvage»! Entre les deux, des êtres humains relayés au rang de « monnaie marchande », victimes d’un troc qui nie leurs droits fondamentaux.
Tollé parmi les ONG…
De nombreuses voix se sont élevées au sein de la société civile pour condamner ce marchandage qui va à l’encontre de la dignité humaine et du droit.
En premier lieu, les personnes concernées. Bassirou Felix, demandeur d’asile originaire de Guinée, raconte comment il a échappé miraculeusement au naufrage lors de la traversée de la mer Méditerranée. Mais il assure préférer s’y noyer plutôt que de se retrouver à Kigali, où il ne peut pas se sentir libre de ses opinions ni de ses mouvements. « C’est effarant d’apprendre que les pays qu’on nous présentait comme ‘‘respectueux des droits humains’’ nous considèrent comme monnaie d’échange avec les dictatures militaires que nous fuyons. »
Marie Pitteloud, coordinatrice de femmes TSCHE/hommes TISCHE pour le Valais romand (programme en faveur des personnes migrantes réagit, elle aussi, à cette affaire – à trait diplomatique et relatif aux droits de l’homme – actuellement pendante à la Haute Cours de la Grande-Bretagne.
«Je suis choquée par cette décision, venant d’un pays européen, d’exporter des vies humaines considérées comme indésirables à des milliers de kilomètres. Plus qu’un transfert de responsabilités, il s’agit, selon moi, d’une pratique inhumaine qui ne prend pas en compte les projets de vie et les besoins des personnes concernées».
Joseph Matata qui dirige le Centre de Lutte contre l’Impunité et l’Injustice au Rwanda, CLIIR, en sigle, lui, qualifie ouvertement cet accord entre le Royaume-Uni et le Rwanda d’«une affaire à caractère criminel et tarifé, au même titre que la prostitution admise dans beaucoup de pays occidentaux. Pour le dire crument, dit-il, il s’agit du trafic des êtres humains, entre le Rwanda et le Royaume-Uni». Car, martèle-t-il, il s’agit, bel et bien, d’un accueil des migrants indésirables au Royaume–Uni par le Rwanda contre l’échange d’une fortune d’argent (120.000.000£). Et, effectivement. Au niveau du droit, peut-on le remarquer, il y a déjà une mise en cause de l’article 1951 relatif aux réfugiés.
La Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) estime pour sa part que l’accord viole le droit international. Elle demande que le Royaume-Uni garantisse l’accès à son territoire et à la procédure d’asile à toutes les personnes qui en font la demande, conformément à la Convention de 1951 sur les réfugiés dont les deux pays sont signataires. Pour l’ONG, la notion d’« entrée irrégulière » ne peut exister en matière de demande d’asile. L’organisation estime en outre que le Rwanda est loin de remplir les conditions – notamment sur le plan des libertés d’expression et de réunion, ou de la démocratie – pour être qualifié de « pays sûr » pour y envoyer des demandeurs d’asile, encore moins des personnes réfugiées.
Selon le rapport de juillet 2022 de la FIDH, « au Rwanda, le régime, dominé par le parti unique, le Front patriotique rwandais (FPR), continue de violer les droits humains en intensifiant son contrôle sur la sphère économique et politique et en restreignant toujours plus l’espace civique et démocratique. Tout citoyen, à l’intérieur ou à l’extérieur du pays, voulant user de sa liberté d’opinion, d’expression ou défendre les droits d’autrui subit le modèle autoritaire imposé par le régime ».
Une situation que le Royaume-Uni ne peut ignorer, puisqu’il a lui-même dénoncé la situation des droits humains au Rwanda en 2021, à l’occasion du 37e Examen périodique universel du Rwanda du Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Il a même accordé l’asile et le statut de réfugié à des journalistes et à des personnalités politiques d’opposition fuyant le Rwanda, dont quatre en 2021.
Ces situations remettent donc profondément en cause la capacité du Rwanda à garantir les droits des demandeurs d’asile et des réfugiés. La garantie des droits économiques et sociaux des réfugiés reste aussi toujours incertaine au Rwanda. Car, selon l’ONG, tout laisse à penser, en l’absence de précision, que les droits des futurs demandeurs d’asile et réfugiés – dont notamment le droit à l’aide sociale et aux soins de santé – seraient bafoués. Et effectivement. À part ça, une interrogation persiste aussi sur la situation juridique et les droits des demandeurs d’asile déboutés.
… et parmi l’opposition au Rwanda
Ce n’est pas la première fois que le Rwanda est désigné terre d’accueil. En septembre 2019, le gouvernement rwandais, le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés et l’Union africaine ont créé un Mécanisme de transit d’urgence (ETM) pour accueillir les réfugiés et les demandeurs d’asile qui fuient la Libye. Depuis sa mise en place, le pays a accueilli plus de 1 000 personnes. Pour Victoire Ingabire Umuhoza, fondatrice du parti Development And Liberty For All, le nouvel accord rwando-britannique est incomparable avec l’ETM : « Il s’agit vraiment d’une action pour sauver des personnes dont la vie est en danger. A l’inverse, l’accord entre les gouvernements rwandais et britannique est pensé pour dissuader les personnes d’entrer illégalement au Royaume-Uni. » Et le Rwanda n’est là que pour détourner le problème. Pire, le dispositif ne fonctionne pas vraiment. « Depuis la signature de cet accord, pas un jour ne s’est écoulé sans que des demandeurs d’asile ne traversent la Manche et entrent en Grande-Bretagne. »
Selon Victoire Ingabire Umuhoza, la seule solution possible et durable serait que ces gouvernements démocratiques cessent de soutenir des régimes dictatoriaux qui bafouent les droits fondamentaux de leurs peuples et les poussent ainsi sur le chemin de l’exil.
Même son de cloche chez Bernard Ntaganda, avocat et opposant farouche du régime autoritaire du Général Paul Kagame, au pouvoir depuis 1994. « Cet accord n’est pas fondé, tant dans les faits qu’au niveau du droit. Le Rwanda est un pays qui viole les droits fondamentaux. » Selon lui, la mauvaise situation des droits humains dans le pays peut à la limite suffire pour les personnes qui doivent rapidement trouver un refuge après avoir fui l’enfer libyen. Mais elle ne convient pas à tous les autres migrants qui risquent de se retrouver privés de toute protection.
«Il y a lieu donc de distinguer cet accord Rwanda-UK de celui de ces migrants libyens. Car, dit-il, le premier est un accord bilatéral et l’autre est un accord entre Union Africaine, HCR et le Rwanda. Par ailleurs, précise bien, les migrants libyens étaient dans les conditions infra-humaines. Quant aux autres, ils étaient bien protégés matériellement et moralement et c’est pourquoi ils ne veulent pas se retrouver au Rwanda où ils n’auront pas cette protection».
Enfin, le Rwanda devrait se focaliser sur d’autres priorités, analyse Bernard Ntaganda. « Beaucoup de ressortissants rwandais sont dispersés dans le monde entier, privés de leur droit de revenir au bercail. Le Rwanda devrait donc d’abord rapatrier ses citoyens avant d’accueillir ces étrangers, indésirables au Royaume-Uni et en Europe en général. »