07/05/2019, par Tharcisse Semana
On commémore les 25 ans du «Génocide», une tragédie qui a endeuillé le Rwanda. Un «Génocide» historique du 20ème siècle. Un «Génocide» qualifié, d’abord, par le nouveau régime du Front patriotique rwandais (FPR) de «Itsembabwoko n’itsembatsemba». Reconnu par les Nations Unies sous la dénomination de «Génocide rwandais», il est, depuis le 26 janvier 2018, rebaptisé «Génocide des Tutsi». Un quart de siècle après cette folie meurtrière, quels enjeux aujourd’hui pour «le vrai-vivre-ensemble»?
1994–2019 : 25ème anniversaire de la mémoire des victimes. Mémoire – des victimes connues et anonymes – entachée des mensonges, des manipulations politiques et judiciaires. Depuis déjà le lendemain de la prise du pouvoir par le FPR.
Nous sommes le 19 juillet 1994. Une date politiquement historique où un régime bouscule un autre et installe ses nouvelles institutions. Une institution politico-militaire qui remplace une autre : le Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND). Une dictature qui remplace une autre dictature, mais très dure et intraitable par rapport à la précédente. Un régime politico-militaro-dictatorial qui dirige le pays avec intransigeance et le bras de fer. Un régime constitué d’un petit clic de militaires, à la tête le Général Paul Kagame.
Au lendemain de ce «Génocide» à multiple dénomination, est nommé Faustin Twagiramungu, Premier Ministre du Gouvernement de transition à base élargie (GTBE), avant de faire sa démission, en 1995. Cet homme politique rwandais, aujourd’hui naturalisé belge, nous fait part de ses déboires avec le régime du FPR qu’il servit au bout d’un an seulement. Meurtri politiquement mais aussi combattif et représentatif au sein de l’opposition rwandaise, Faustin Twagiramungu dément carrément le chiffre de 800.000 gonflé par le Gouvernement actuel du FPR et ses acolytes au sein de la Communauté internationale.
«Les médias occidentaux répètent pendant des mois des contrevérités qui chagrinent, des mensonges qui révoltent. Sur les plateaux de télévision et sur les ondes de radio, on entend les mêmes qui ont défilé depuis 25 ans, dire sans scrupules, qu’ils sont témoins ou experts du Rwanda. Il y a des nouveaux ‘‘témoins’’ qui vont même affirmer disposer de nouvelles révélations sur les ‘‘hutu génocidaires’’ et bien évidemment sur ‘‘le rôle complice’’ de la France. Depuis 25 ans, certains médias n’acceptent pas les contradictions, ils refusent qu’on parle des chiffres des morts hutu et tutsi dans la tragédie rwandaise. Certes, c’est un sujet sensible, mais on ne sait pour quelle raison tous les médias s’évertuent à répéter la même phrase: le génocide rwandais qui a emporté entre 800 000 et un million de tutsi (…)», Faustin Twagiramungu ; et d’ajouter, avec pudeur, (…) et de ‘‘hutu modérés’’. Pourquoi cette «sacro-sainte» approximation, alors que les statistiques existent et qu’elles sont publiques ? ».
Se basant sur le recensement démographique organisé en 1991 par le Ministère du Plan et l’Office National de la Population (ONAPO), avec l’assistance technique et financière du FNUAP (Fonds des Nations Unies pour la Population) et de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), où les Hutu était 6 467 958 (91.1%), les Tutsi 596 387 (8.4%) et les Twa 35 499 (0,5%), cet homme politique rwandais s’étonne et conteste les chiffres aujourd’hui avancés par le pouvoir en place du Front Patriotique Rwandais.
« Aujourd’hui on atteint le summum de l’absurdité, quand le régime FPR de Paul Kagame, précise que sur ces mémoriaux, il s’agit exclusivement des tutsi victimes du génocide commis par des hutu ! Qu’il y ait parmi ces corps des tutsi tués, c’est indéniable. Mais, affirmer que le nombre de victimes tutsi ait atteint ce chiffre d’environ 1 700 000 est un mensonge éhonté et pitoyable», martèle Faustin Twagiramungu.
Ce leader de l’opposition politique rwandaise a sur lui un verbe facile à décrire le contexte socio-géopolitique du Rwanda d’avant, pendant et après la folie meurtrière qui a endeuillé le Rwanda et dénonce acharnement un système d’«apartheid» se trouvant entre les morts, Tutsis et Hutus !
«Moi, j’ai combattu pour la démocratie mais, dans ma tête, c’était surtout pour l’unité du peuple rwandais. Alors, quand on commence à créer un système d’apartheid entre les morts, les Tutsis et les Hutus, et qu’on commémore les 25 ans uniquement pour les Tutsis, je vous dis en toute sincérité, je suis sidéré. Je suis témoin de mon histoire et personne ne peut me tromper sur ce qui s’est passé dans mon pays. En 1994, les Hutus qui étaient opposés au régime du président Habyarimana ont été tués, non seulement par les Interahamwe [NDLR : milice rwandaise du parti du président Habyarimana], mais aussi par le FPR », affirme, sans mâcher ses mots, l’ancien premier ministre du gouvernement actuel au Rwanda.
Et Joseph Matata, coordinateur du Centre de Lutte contre l’Impunité et l’Injustice au Rwanda (CLIIR), d’enfoncer le clou : « le droit à la mémoire n’existe pratiquement pas au Rwanda. Le régime du président Paul Kagame et son parti ‘‘Front patriotique rwandais’’, pratique l’apartheid mémoriel : car en dépit de tumultueuses réclamations des rescapés tutsis qui demandent que leurs membres de familles soient enterrées comme le prévoit la culture rwandaise, les victimes « non-tutsis », eux, non plus, ne sont actuellement en aucun cas commémorées, évoquées ni inhumées dans la dignité. Cela est un handicap majeur pour le ‘‘bien-vivre-ensemble’’ des Rwandais. » Et ce défenseur acharné des droits de l’homme, d’ajouter: «le génocide est un instrument qui sert à terroriser et à museler les journalistes critiques au pouvoir actuel, opposants politiques et d’autres pays étrangers osant critique le régime dictatorial de Paul Kagame».
«Génocide», un bouclier politique et instrument de répression !
Cet instrument de répression politique est soulevé par Reporters sans frontières, une organisation internationale de défense des droits et de la liberté de la presse. «Depuis 1996, au Rwanda, huit ont été tués ou sont portés disparus, et près d’une quarantaine ont été contraints à prendre le chemin de l’exil, entre autres ceux du journal Umuseso, aujourd’hui privé de publication. D’autres journalistes étrangers jugés critiques à l’égard du président Paul Kagame et son parti du FPR n’obtiennent ni visa ni accréditation pour faire des reportages dans leu pays. Depuis le 29 mai 2015, l’autorité étatique de régulation des médias (RURA) a suspendu de façon indéfinie les émissions de la BBC en Kinyarwanda, déjà bloquées depuis le 25 octobre 2014, suite à la diffusion d’un documentaire controversé sur le génocide rwandais. Le fameux documentaire Untold story (Une histoire jamais racontée) a suscité des remous, provoquant même dans la suite une loi extrêmement répressive, mise en place en octobre 2018 dont le but était de criminaliser les caricatures liées à de hautes personnalités politiques.
Oser critiquer l’autorité ou enquêter sur la réalité du «génocide» est depuis lors considéré par le pouvoir de Kigali, comme «crime de lèse-majesté». D’où actuellement un nombre croissant de réfugiés d’opinion ou de personnalités politiques jetées dans des centres de détention, ou placées en résidences surveillées, entre autres Pasteur Bizimungu, l’ancien président de la République, ainsi que Mme Victoire Ingabire Umuhoza, présidente des Forces Démocratiques Unifiées (FDU-INKINGI), récemment libérée sous condition, après plus de huit ans de détention.
Quel héritage laisser à la jeunesse ?
Gustave Mbonyumutwa avait seulement dix-sept ans au moment des événements tragiques de 1994. Aujourd’hui, il fait partie des jeunes fondateurs de l’association Jambo asbl, basée à Bruxelles, en Belgique ; une association qui prône le dialogue, la liberté d’expression et l’ouverture de l’espace politique au Rwanda.
Quand on lui pose question sur ses souvenirs au drame rwandais, le jeune homme évoque très spontanément et naturellement la question de la mémoire collective, comme étant son premier souci : «Autant il existe une hiérarchie entre les crimes, celui de génocide étant considéré comme le plus grave, autant il n’existe pas de hiérarchie entre les victimes. La douleur de perdre sa famille, son père, sa mère, ses enfants ou beaucoup des siens, est la même quel que soit le crime dont il est question», affirme-t-il.
Le jeune, assoiffé de vérité sur ce qui est drame rwandais, déplore cependant qu’«un quart de siècle après les drames ayant endeuillé les rwandais Hutu, Tutsi et Twa, aucune formule de commémoration n’a encore été trouvée pour permettre à la population rwandaise de rendre un hommage national à l’ensemble des victimes de cette tragédie. Pourtant, dit-il, le principe d’une commémoration à l’échelle nationale devrait permettre à tous les rwandais, où qu’ils soient, de se sentir concernés et inclus par cet hommage collectif, rendu à la mémoire de toutes les victimes innocentes», conclut Gustave Mbonyumutwa.
Interrogé sur la question des sites mémoriaux où les ossements des victimes sont exposés dans des placards, Gustave Mbonyumutwa avoue que c’est un sujet qui n’est pas assez récurrent, voire donc non encore assez débattu par les jeunes de Jambo asbl.
« Mon opinion personnelle c’est qu’on est en face d’un dilemme extrêmement difficile : parce que ces sites mémoriaux tels qu’ils existent aujourd’hui au Rwanda ne sont que pour les victimes tutsi. Le jour où on arrive éventuellement à un changement politique et que toutes les victimes sont reconnues, qu’est-ce qu’on va faire ? On ne va pas quand-même détruire ces sites mémoriaux. Car, dit-il, ça serait indécent. Est-ce qu’on va ajouter des symboles pour d’autres Rwandais, est-ce qu’on va en construire d’autres à côté ce qui sera de construire une société avec des symboles finalement qui divisent», se pose la question. A mon avis, dit-il, c’est un problème majeure qui ne peut pas être résolu maintenant mais qui va nécessiter le moment où les Rwandais seront apaisés de s’asseoir et trouver une solution qui ne blesse personne», conclut-il.
L’exposition des ossements dans des sites mémoriaux c’est quelque chose totalement d’inédit dans la culture rwandaise, car tous les Rwandais – Hutu, Twa et Tutsi – ont l’habitude d’enterre leurs morts. On se pose la question de ce qu’on va en faire au moment où il y aura un changement politique : est-ce qu’on a enlevé ces ossements et les enterrer, est-ce qu’on va les laisser et planifier des nouveaux sites où on peut mettre d’autres symboles dont, par exemples, de tissus des habits des victimes ou d’autres choses ? La question reste en tout cas posée !
Libérer l’espace politique, d’expression et donner la même place à toutes les victimes de la tragédie rwandaise afin d’assainir le «vivre-ensemble» et bâtir un avenir prospère et réconcilié des Rwandais, non pas sur ce qui les sépare, mais aussi sur ce qu’ils ont en commun, semble être un grand défi pour le régime du Front patriotique rwandais (FPR) au pouvoir et pour la communauté internationale qui, elle aussi, continue de fermer les yeux sur les exactions de l’actuelle junte militaire, la répression des journaliste et le respect des droits de l’homme massivement bafoués. La mémoire collective et le respect des droits de l’homme dans notre pays, le Rwanda, restent toujours notre rêve et espérons que ce rêve deviendra un jour réalité. A l’instar donc de notre modèle de journaliste professionnel engagé, feux Mgr André Sibomana, Gardons espoir pour le Rwanda !