25/10/2021, La Rédaction.
Il s’appelle Victor Manege Gakoko. Il est l’un des rares intellectuels rwandais qui ose dire publiquement ce qu’il pense et en assume des responsabilités. Aujourd’hui, il s’indigne contre la «dictature de la ‘‘pensée unique’’» et la politique d’endoctrinement idéologique exercée sur la conscience de la masse paysanne, en l’occurrence sur la jeunesse qui constitue la majorité de la population rwandaise et l’avenir du pays.
S’appuyant sur son vécu, ses observations et ses réflexions, cet universitaire (ingénieur diplômé de l’Institut de Génie Énergétique de Moscou ‘‘M.Sc.’’ et détenteur d’une Maîtrise en Administration des Affaires de l’Université Laval ‘‘M.B.A. Laval’’) rouspète/rechigne la manière dont l’Histoire du Rwanda est aujourd’hui racontée, voire donc enseignée.
Dans son écrit que nous interprétons librement et intitulons «L’Histoire du Rwanda mise à mal par le révisionnisme tendancieux et idéologique», l’auteur condamne sans ambages ce qu’il appelle un ‘‘révisionnisme tendancieux et idéologique’’ entretenu et propagé, depuis 1994 jusqu’à ce jour, par le Front Patriotique Rwanda (FPR) au pouvoir.
Il dénonce également le «silence-radio» des intellectuels rwandais – de tout bord – qui ont déserté leur terrain ou mieux encore ont fait démission de leur tâche d’éclaireurs – Illuminatio et salus populi – et offrent le champ large au FPR de manipuler l’Histoire à ses fins politiques.
LE MANQUE D’OBJECTIVITÉ DANS L’ANALYSE DE L’HISTOIRE
CONDUIT À L’ALIÉNATION MENTALE
(Point de vue : Cas du Rwanda)
Par Victor Manege Gakoko
2021-10-21.
“Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans des conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. (Sens de l’histoire, Karl Marx).
Ces derniers temps, sur les réseaux sociaux et sur les chaînes publiques occidentales sur l’Afriques, de nombreuses émissions sont consacrées à l’histoire du Rwanda. J’avoue que j’y ai puisé de nombreuses informations qui ont éclairé davantage mon interprétation. Cependant, l’histoire de mon pays est mise à mal par un révisionnisme tendancieux qui est une forme pure et simple de manipulation idéologique. Il est évident que cette manœuvre démagogique a un but bien précis : l’abrutissement du peuple. Car, une bonne connaissance de l’histoire conduirait le peuple à réclamer plus de liberté, de justice et d’égalité. Pour moi, ne pas révéler la machination qui est derrière ce révisionnisme équivaudrait à une complicité et serait une trahison envers mon peuple.
Je tiens à préciser que les différentes interprétations de notre histoire faites par des spécialistes étrangers ne m’intéressent outre mesure. Ce qui me dérange, ce sont les aberrations et autres contradictions faites par nous-mêmes, Rwandais, quand nous expliquons l’histoire de notre pays. Arrêtons de nous dérober de nos propres responsabilités et de les mettre sur le dos des autres, en l’occurrence des étrangers. Car, faire endosser tout le temps nos tragédies aux étrangers revient à nous disculper de notre propre responsabilité dans la construction de notre histoire. Ainsi, la version de cette histoire-là ne serait plus la nôtre mais une autre réalité qui nous est imposée de l’extérieur. En d’autres termes, ce serait accepter de facto que nous sommes plutôt des marionnettes et immatures. Entendu qu’un peuple grandit par la reconnaissance de son histoire, son appropriation et son acceptation, quelle qu’elle soit.
D’emblée, je m’inscris en faux contre la propagande idéologique selon laquelle le génocide des Tutsi aurait commencé en 1959 lors de la révolution antiféodale et démocratique. Ce discours, même s’il est politiquement aujourd’hui officiel au Rwanda, est intellectuellement faux, si l’on se base uniquement sur la chronologie des événements, les enquêtes, les procès y afférents ainsi que les révélations faites par les responsables autorisés du FPR. Cette nouvelle idéologie ethniste, je la déteste et la dénonce sans ambages. Dans le même ordre d’idées, je m’indigne contre la dictature de la “pensée unique”. Car, cette dictature est une autre façon d’hypothéquer notre liberté et nous maintenir dans la dépendance morale et philosophique, expliquant notre état permanent de «servitude mentale».
Cet état de choses m’a poussé à mener une réflexion et à me poser un certain nombre de questions. Bien évidemment, je commence mon questionnement sur le génocide, qui reste un sujet d’actualité mais toujours délicat. Ainsi, comment isoler le génocide (commis contre les Tutsi de l’intérieur du Rwanda) du contexte général de la guerre d’octobre 1990 déclenchée par le FPR?
Par ailleurs, avec toutes les informations aujourd’hui devenues de notoriété publique, comment expliquer les raisons de cette guerre en dehors du contexte géopolitique régional et international de l’époque? Et enfin, indépendamment des polémiques/spéculations historiques, politiques ou juridiques, comment oser étudier ce génocide sous le seul angle historique de l’antagonisme Hutu-Tutsi? Telles sont les questions centrales autour desquelles gravitent les autres aspects de l’histoire récente du Rwanda.
Enfin, je précise que les éléments du présent article ne sont pas le résultat d’une recherche scientifique ni n’émanent d’un groupe de discussions; ils sont essentiellement basés sur mon vécu, ma propre réflexion, sur mon expérience ainsi que sur mes connaissances qui sont, par ailleurs, limitées. Par conséquent, mon article doit être interprété uniquement dans ce cadre de référence. Cet article s’adresse donc au public intéressé par la philosophie dans sa définition spécifique comme étant «l’ensemble des questions que l’être humain peut se poser sur lui-même et l’examen des réponses qu’il peut y apporter ».
Faut-il alors laisser aux seuls historiens, anthropologues, analystes, politiciens, universitaires-chercheurs, journalistes… surtout rwandais, le droit d’écrire, expliquer, interpréter ou commenter les événements constituant notre histoire”? À mon avis, non, et ceci pour la simple raison que, d’une part, les différentes personnes issues de ces milieux, si expertes soient-elles, n’échappent guère aux manipulations idéologiques et, d’autre part, que parmi elles, il y a quelques opportunistes et ceux qui utilisent l’histoire à des fins stratégiques pour les aider à conquérir, consolider ou monopoliser le pouvoir.
En effet, à qui reviendrait alors le rôle d’interpréter l’histoire, de l’expliquer et l’expliciter et d’en éclairer le peuple rwandais de façon plus ou moins objective? Pour moi, par leur indépendance et leur liberté de pensée et d’agir (quoique relative), ce sont les seuls intellectuels intègres (abatwararumuli barangwa n’impagarike, personnes dotées d’une droiture ou mieux encore d’une exactitude morale) et les sages ou penseurs éclaireurs (abacurarumuli) rwandais de différents horizons à qui incombe principalement cette tâche. Ce sont ces personnes qui, à mon avis, sont habilité à interpréter, expliquer ou organiser organisant, le cas échéant, des débats contradictoires pour la réécriture plus ou moins objective de notre histoire mouvementée. Comme ce groupe de “intellectuels/penseurs” préfère garder silence et faire fi de ce qui se passe réellement dans le pays, il est tout-à-fait normal que le régime en place à Kigali profite de ce vide intellectuel pour endoctriner les jeunes avec son idéologie (socle de son pouvoir) basée sur des approches unilatéralistes et spéculatives. Et cela devient inquiétant, d’où mon article qui se veut être à la fois interrogateur, alarmiste et accusateur.
L’autre question est de savoir s’il y a une seule façon d’interpréter l’histoire du Rwanda. À mon avis, la réponse est aussi non car, d’une part, cela dépend de l’école de pensée [philosophique, politique, sociologique, théologique, etc.] à laquelle on s’inscrit, et d’autre part, avec les nouvelles théories, comme par exemple l’approche systémique, on peut mieux appréhender la plupart des événements historiques. Dans le domaine du débat des questions sociétales et en particulier politiques, on remarque, en général, que l’approche idéaliste a été beaucoup souvent plus privilégiée au détriment de l’approche basée sur le matérialisme historique.
Le matérialisme historique étant, en effet, une conception matérialiste de l’histoire. En sociologie et en politique, « cette doctrine [souvent appelée sociologie ou philosophie marxiste], permet une analyse de l’histoire, des luttes sociales et des évolutions économiques et politiques fondées sur leurs causes matérielles, en particulier l’histoire des classes sociales, de leurs rapports, et de leur évolution».
Les analystes ont beaucoup longtemps expliqué les faits historiques en utilisant le traditionnel raisonnement analytique cartésien ou d’autres formes de réductionnisme, qui tendent à découper le tout en parties indépendantes les unes aux autres. Pourtant, toutes ces approches dites linéaires ont montré leurs limites dans la compréhension de la réalité historique.
Avant d’aborder l’approche systémique qui est beaucoup plus récente et nous intéresse davantage, il convient de rappeler ce qu’est le raisonnement analytique cartésien. Ce raisonnement, appelé aussi “raisonnement causal”, est basé sur le principe que “tout fait a une cause et qu’une cause produit des effets” (Principe de causalité). En tant que méthode, il consiste à étudier la complexité en la réduisant à ses composants élémentaires, sans tenir compte du fonctionnement et de l’activité de l’ensemble, c’est-à-dire du système global lui-même. C’est pourquoi, afin d’étudier les phénomènes complexes, une autre approche est nécessaire : la pensée systémique. Celle-ci se base sur de nouvelles représentations de la réalité et prend en compte des paramètres tels que l’instabilité, la fluctuation, le chaos, le désordre, le flou, l’ouverture, la créativité, la contradiction, l’ambiguïté ou le paradoxe.
Pour illustration, je vais appliquer cette approche systémique à la Révolution Sociale de 1959. En considérant que l’événement de la Révolution Sociale de 1959 est l’aboutissement d’un processus de mouvement social qui s’est déroulé dans un système bien défini, on peut, par exemple, déduire qu’il est la résultante des interactions des principaux acteurs socio-politiques et religieux structurés jadis en présence. Ces principaux acteurs sont notamment l’administration coloniale, l’administration royale, les différentes confessions religieuses et les partis politiques dans leur ensemble, indépendamment de leur tendance idéologique. Bien-sûr, il est évident que dans ce jeu d’actions et de réactions, chaque acteur développait sa meilleure stratégie pour défendre ses intérêts ou sa position.
De ce point de vue, on évacue ou on contourne facilement l’élément ethnique sur lequel se focalisent beaucoup de personnes qui analysent l’Histoire du Rwanda en privilégiant davantage certains aspects/éléments politiques au détriment de l’élément/aspect social et culturel. Dans ce raisonnement de vision globale (vison holiste de la réalité rwandaise), l’ethnie, bien qu’elle soit réelle du point de vue sociologique, devient non déterminante pour expliquer la raison de l’histoire. Ici, qu’on me comprenne bien, je ne nie pas l’existence des ethnies en tant que telles, sauf que pour moi, la sociologie expliquerait mieux cette réalité sociale comme étant une construction sociale (souvent par assimilation) suivant une trajectoire historique propre au Rwanda. Concrètement, pour mieux cerner les contours de ce raisonnement, revenons à quelques faits inédits qui se sont passés au cours de l’année 1959 avant le déclenchement de la jacquerie/révolte paysanne de Ndiza.
Au début de 1959, un tract tutsi édité à Louvain et attribué à l’UNAR a été propagé à travers tout le Rwanda (source : Courrier hebdomadaire du CRISP 1959/42 (n° 42), pages 15 à 24). Voici sa teneur et je laisse le soin au lecteur de l’analyser, lui-même, par rapport au contexte qui prévalait en ce temps et comparer celui-ci à la situation qui prévaut aujourd’hui au Rwanda.
[C’est au moyen des liens dont on tente d’enchaîner le Ruanda qu’on est soi-même garrotté par lui. Son meurtrier ne s’est point couvert de sa dépouille. Ce qui donne au Ruanda un gouvernement sévère et redouté qui assure la pérennité de sa supériorité sur les gouvernements étrangers, c’est l’attachement croissant aux traditions antiques. Quiconque conserve l’héritage du patrimoine traditionnel, de manière à ajouter à celui-ci toute acquisition nouvelle, est à même d’accroître constamment l’un et l’autre.
Au point que sa fierté se développe conjointement avec les Traditions. L’individu dépourvu de toute ramification familiale, qui ne médite pas les Traditions de ses aïeux, dans quelle source peut-il puiser la fierté ? Qui peut dès lors le tourner en dérision s’il flétrit son honneur ?
Tout Mwami est père du pays, au profit duquel il affronte les périls les plus mortels. Les dangers qu’il brave aguerrissent son intrépidité. Tandis que l’aiguillon de la vaillance dont il est héritier on devient plus dévastateur. Le 11 mars 1959, de Kabgayi on a envoyé à l’Agence Dia de Léopoldville une information suivant laquelle l’APROSOMA a formé un parti destiné à bannir Kalinga du Ruanda.
Le chef de ce parti serait Joseph Gitera dont les adjoints sont Messieurs : Aloys Munyangaju, rédacteur de Temps Nouveaux à Usumbura, Joseph Kanyaruka de Save et Grégoire Kayibanda de Kabgayi, élu membre de cette association malgré son absence et celle de son équipe à la réunion. Son élection est due à sa qualité de co-fondateur avec Munyangaju et Gitera.
Enfants du Ruanda, soyez prêts au combat.
L’Aprosoma qui combat le Kalinga sera vaincu par le Peuple Tripartite. L’Aprosoma qui haît le Ruanda et son Mwami sera vaincue. L’Aprosoma qui s’oppose à l’indépendance du Ruanda sera vaincue. L’Aprosoma qui veut nous condamner à un éternel esclavage y périra. Gitera élu pour sa félonie envers le Ruanda, Gitera acheté, pour s’insurger contre la Royauté au Ruanda. Gitera acheté pour s’opposer à l’indépendance du Ruanda, sera garrotté par celui-ci au moyen de ces mêmes liens qu’il a étendus pour l’enchaîner.
Pères et mères du Ruanda,
Enfants du Ruanda,
Jeunes gens du Ruanda,
Soyons tous debout comme un seul homme.
Gitera et ses mesquins et ridicules partis ont vendu le Ruanda. Jurons tous à l’unisson en disant :
“O Ruanda notre mère, nous mourrons pour toi.
“Je te jure entière fidélité” (mbankuroga).
Voici la consigne : Soyez prêts au combat. Notre drapeau de ralliement : c’est le Ruanda. Notre gouvernement est : Triomphe.
Les guerriers-défenseurs du Ruanda.]
Vers la fin du mois d’octobre 1959, encore un autre tract attribué à l’UNAR intitulé “DÉCLARATION DES RUANDAIS AUTHENTIQUES” a été publié (source : idem). Je reproduis, ci-après, le contenu dans son intégralité.
[Fils du Ruanda, Grand salut à vous tous.
Ci-après nous vous donnons la liste des ennemis du Ruanda, de sa Monarchie et de son Kalinga (tambour-emblème).
- Bganakweri Prosper, chef du Rusenyi, fils de Nturo.
- Lazare Ndazaro, commis de Kigali.
- Huhikira Aloys, commis de Kigali, fils d’Ignace Rupali.
- Kamuzinzi Godefroid, le voleur-vagabond, fils de Rusagara.
- Kinyebuye Léopold, assistant médical, fils de Sebufiriri.
- Murangwa, commis de Kigali.
- Ntoranyi, sous-chef de Kigali.
- Makuza, commis de Kigali.
- Kayibanda, de Kabgayi, chambellan de Mgr. Perraudin.
- Seruvumba, chef au Territoire de Kibuye, fils de Serukenyinkware.
Leur chef est Mgr Perraudin de Kabgayi.
Ruandais. Ce sont ces hommes-là qui sont en train de trahir le Ruanda ; ce sont eux qui veulent nous maintenir dans l’esclavage instauré dans le Pays par les Belges ; ce sont eux qui, sous la présidence de Mgr Perraudin, ont tenu conseil à Kabgayi, conseil dont le but était d’assassiner S.M. notre Mwami Kigeri V Ndahindurwa, en vue de déraciner du Ruanda la monarchie et nous maintenir ainsi dans l’esclavage.
À présent même, ils sont en train de parcourir toutes les régions du Ruanda, exigeant aux gens des signatures pour demander la déposition de Kigeri V ; ils vont même jusqu’à soudoyer par l’argent celui qui refuse de signer pour l’y décider. Quant aux autres (ennemis du Ruanda), nous vous les dénoncerons plus tard.
Ruandais. Unissons-nous pour détraquer par tous les moyens terrestres et célestes, les ennemis du Ruanda et toute leur progéniture, pour extirper du Ruanda ces fruits maudits. À vos armes donc, Ruandais, conspirons pour massacrer ces maudits serpents, lâches traîtres de notre Ruanda.
Ces individus précités ont tenu conseil à Kabgayi sous la présidence de Mgr Perraudin, en vue de faire disparaître le Kalinga du Ruanda. Dans ce même conseil se trouvaient également des Européens, fonctionnaires de l’État, en vue de lui donner prestige et de soutenir ses conclusions.
Écoutez donc bien, vous tous Ruandais authentiques, ces sortes de Ruandais nous empêchent de nous libérer de l’esclavage instauré par des étrangers, venez donc tous, patriotes ruandais, pour écraser dans cet esclavage même ces lâches traîtres du Ruanda et toute leur progéniture.
Ruandais, le Ruanda t’enchaîne par les mêmes lanières dont tu “voulais te servir pour l’enchaîner. Quiconque a essayé de l’égorger n’a jamais porté sa dépouille. En fin de compte, c’est la perdrix qui glane dans les ruines du logis de son chasseur.
LE FLAIR QUI TRAHIT LE CHIEN L’AMÈNE DANS LES GRIFFES DU LÉOPARD.
Ruandais authentiques, armez-vous tous ensemble contre ces individus qui veulent nous maintenir dans l’esclavage.”]
Cette fois-là, le RADER, dont ses membres étaient aussi visés nommément dans ladite déclaration, a réagi officiellement. Et, en date du 27 octobre 1959, il a adressé une note intitulée “Grave situation politique au Ruanda – Terrorisme”, au Vice-Gouverneur Général, Gouverneur du Ruanda-Urundi avec copie au Mwami du Ruanda, en dénonçant les actes de terrorisme menés par l’UNAR. Cette note était signée conjointement par BWANAKWERI P., NTORANYI C. et NDAZARO L. Ci-après, je vous livre également sa teneur (source: ibidem).
[Faits :
- Il y quelque temps, une lettre circulaire signée par Rukeba, Président de l’UNION NATIONALE RUANDAISE (UNAR) et envoyée dans tout le Ruanda, citait des noms précis de : BWANAKWERI, NDAZARO, MAKUZA… (RADER) comme des inciviques, anti-royalistes.
- Le 25.10.1959, une circulaire anonyme, affichée à Nyanza, citait les noms de Monseigneur PERRAUDIN, BWANAKWERI, NDAZARO… comme ennemis “à faire disparaître par tous les moyens” (kubashakira kubura hasi no kubura hejuru). C’est l’Administrateur de Territoire de Nyanza lui-même qui a fait enlever des affiches du genre.
- L’Agronome-adjoint SEBERA, à Kigali, a vu ces jours-ci, détruire pendant la nuit, sa bananeraie d’environ 1 ha, parce que membre du RADER.
- Le commerçant (muhutu) MUNYABUHORO de Rwamagana (Kibungu) dont le magasin a été saccagé parce que “Aprosoma”. L’intéressé distribuait des Statuts du “RADER”.
- Le sous-chef RWAGASANA, du Buganza-Nord (Kigali) a été victime d’une bagarre organisée par le sous-chef KARANGWA, de la même région parce que le premier est membre du “RADER”, le second celui de l’UNAR.
- Le sous-chef KARAMAGA (Kibuye) a été frappé par un groupe de métis et de swahilis de Nyanza, parce que “Aprosoma”; le commissaire de Police de Nyanza, M. Beckers, présent, n’est pas intervenu.
- Dix personnes de Kamonyi (Gitarama) ont été frappés par les swahilis du centre de négoce de Gacurabgenge (swahilis en compagnie du fils du chef Mfizi, de la région) – enquête en cours.
- Le sous-chef GAHIZA (Rwamagana) possède un véhicule : refus de lui donner de l’essence dans les magasins de la place, parce que sympatisant du “RADER”.
- L’Hindou DHANANI de Kibuye, se rendant à Kisenyi mardi dernier trouve des centaines de personnes armées de lances, le long de la route, attendant l’arrivée du chef SERUVUMBA qui devait venir le même jour reprendre le commandement de la chefferie Bugoyi.
Le chef KAYIHURA était sur place. L’Hindou DHANANI a été contraint de s’arrêter, par le groupe, il lui fut demandé si le chef SERUVUMBA ne suivait pas…. Le cas a été signalé par DHANANI au Territoire de Kisenyi.
- MARCHAL, agent territorial à Kigali, chargé du secteur du Buganza-Nord, ayant laissé sa voiture embourbée il y a deux jours à Muhura, apprit le lendemain à Kigali, que toutes les vitres de son véhicule avaient été brisées – Enquête en cours.
- Les pneus du véhicule du colon BENARD (Buganza du Territoire de Kigali) ont été endommagés pendant que son véhicule était en stationnement.
- Par crainte de représailles, tous les chefs de Nyanza, Gitarama ; ceux de Bumbogo et Buliza (Kigali) ont refusé collectivement de signer pour réception, les instructions de Monsieur le Gouverneur au sujet de leur attitude vis-à-vis des partis politiques.
En conclusion
- La gravité de cette situation ne devrait pas échapper à l’attention du Gouvernement.
- L’absence de réaction efficace de la part de l’Administration, n’est que trop favorable à ces procédés terroristes.
- Nous-mêmes, menacés dans nos personnes et nos biens, tenons à porter à la connaissance du Gouvernement que ces conditions par défense légitime, les membres des autres partis politiques se verraient contraints de recourir aux mêmes procédés.
Suggestions de nature à remédier à la situation.
- Circulaire dans l’immédiat, de la part du Mwami, précisant qu’il est au-dessus des partis politiques et qu’aucun d’eux ne peut s’afficher seul royaliste ;
- Convocation d’urgence, par le Gouvernement, des responsables des partis politiques Ruandais pour examiner, en présence du Mwami, les moyens propres à mettre fin à cette situation terroriste ;
- Convocation du cadre coutumier (Chefs, sous-chefs) pour attirer leur attention sur leurs particulières responsabilités quant aux procédés terroristes en cours.]
Sans délai, Aloys Munyangaju a adressé à son tour une lettre au Vice-Gouverneur Général, relative à la prise de position du Parti Hutu, et libellée en termes ci-après (source : ibidem).
[Nous venons d’apprendre qu’une délégation du Rassemblement Démocratique Ruandais vient de vous remettre une note afin d’attirer l’attention du Gouvernement sur la gravité de la situation présente au Ruanda. Nous appuyons fortement cette initiative du Rader. Connaissant toutefois notre pays, nous nous permettons de faire connaître à Monsieur le Vice- Gouverneur Général notre avis à ce sujet.
Nous ne refusons pas un colloque mais si seule l’autorité coutumière devait en prendre l’initiative, nous doutons fortement qu’il pourrait avoir l’utilité souhaitée. Les Bahutu ont assez plaidé en l’air que pour s’enthousiasmer à aller perdre leur temps dans des discussions en dehors de la question ou simplement aller faire le jeu de l’UNAR.
Le Rader a demandé un colloque avec le Gouvernement. Nous croyons qu’il ne faut pas interpréter autrement son idée et c’est dans ce sens que nous marquons notre accord.
Veuillez agréer, Monsieur le Vice-Gouverneur Général, l’expression de notre profond respect.]
Il me semble que ces faits méritaient d’être évoqués, à titre de rappel, pour souligner l’interaction qui a prévalu au Rwanda durant les années 1950 jusqu’à la Révolution Sociale de 1959. Et par là, personne n’a besoin de démontrer que le génocide de 1959 revendiqué par le pouvoir en place à Kigali (FPR) n’a vraiment pas eu lieu, à moins de l’attribuer par substitution sémantique à l’UNAR au vu de ses actes terroristes, tels que dénoncés par le RADER. Ceci dit en passant, remarquons l’éloquence de l’illustre penseur et politicien journaliste Aloys Munyangagu dans sa lettre d’appui à la note du RADER.
Posons-nous la question de savoir pourquoi les chantres révisionnistes du FPR ne parlent jamais de ces actes terroristes perpétrés par la milice de l’UNAR, opérant sous le nom de “guerriers-défenseurs du Rwanda? Ces faits, eux aussi, ne font-ils pas de l’histoire du Rwanda? Qu’on me l’explique! Aussi, pourquoi les nostalgiques de l’UNAR s’en prennent tout le temps et sélectivement aux partis APROSOMA et MDR PARMEHUTU alors que le parti RADER était aussi un adversaire redoutable? Et pourtant, à bien des égards, les fameux miliciens “guerriers-défenseurs du Rwanda” sont assimilables sinon superposables aux “interahamwe” du MRND – les exécuteurs de la mort.
Revenons un peu aux tracts de l’UNAR dont leur contenu en français n’a pas la même signification en kinyarwanda (subtilité des langues car le kinyarwanda utilise beaucoup les métaphores). Replacés dans la culture rwandaise féodale de “hégémonie raciale, haine et cruauté”, ces tracts de l’UNAR constituaient une déclaration de guerre à leurs adversaires politiques et, bien évidemment, à leurs familles. Jugez par vous-même cet extrait ci-après, qui ressemble étrangement aux récentes déclarations incendiaires des extrémistes tutsi qui, paradoxalement, représente à peine 0,1% de la population rwandais, autant que les extrémistes hutu : “Ruandais. Unissons-nous pour détraquer par tous les moyens terrestres et célestes, les ennemis du Ruanda et toute leur progéniture, pour extirper du Ruanda ces fruits maudits. À vos armes donc, Ruandais, conspirons pour massacrer (tuer avec sauvagerie et en masse) ces maudits serpents, lâches traîtres de notre Ruanda”.
Essayons de traduire cet extrait en kinyarwanda : “Banyarwanda. Twishyire hamwe, dushakire kubura hasi no hejuru abanzi b’u Rwanda n’ababakomokaho bose maze dukize u Rwanda izo mbuto zaboze… Mukomere ku muheto, Banyarwanda, muze dutsembe bunyamaswa (tuer avec sauvagerie et en masse) mu ibanga izo nzoka zavumwe, izo mbwa z’abagambanyi b’u Rwanda”.
Il y a juste à remplacer “Ruanda” par “Pays” et nous voici dans la rhétorique favorite (abanzi b’i Gihugu) des nouveaux “bamotsi – porte-voix” du néo-féodalisme spécifié par “l’imperium rwandais à la romaine”.
Par analogie, si on analyse le génocide sur la base d’un raisonnement systémique, on peut constater que tous les acteurs (sans exception) impliqués dans la guerre d’octobre 1994 ont contribué, par leurs interactions (actions et réactions, décisions et non-décisions, …) au déclenchement de cette tragédie. Il y a lieu de parler de responsabilité politique (collective), mais cela n’absorbe pas les responsabilités juridiques sous-jacentes. En tout état de cause, seuls les Rwandais portent la lourde responsabilité historique et humanitaire.
Encore une fois, ici je ne m’intéresse ici qu’aux acteurs en tant qu’éléments du système dans une vision globale du théâtre des événements. Je donne quelques faits. Quand le FPR (descendant de l’UNAR) a attaqué le Rwanda en octobre 1990 (action), l’État rwandais a réagi en faisant appel aux troupes zaïroises et françaises. Par cette réaction, le contexte de la guerre qui était plutôt régional est devenu de facto international.
Première conséquence: rien que par l’interaction de ces deux belligérants, la résultante a été (à tort ou à raison) l’internationalisation du problème hutu-tutsi alors qu’il n’en était pas socialement et culturellement parlant un problème. Deuxième conséquence: la diplomatie internationale et régionale (manipulé de part et d’autre par ces deux belligérants/antagonistes) s’est activée et d’autres acteurs ont été obligés de prendre part au conflit. Troisième conséquence : les belligérants ont ajusté leurs stratégies politiques et militaires respectives (offensive et défensive), mais ils ne pouvaient plus conduire cette guerre à leur guise sans tenir compte des actions et réactions des autres acteurs. Dans cette complexité, la communauté internationale a exigé le cessez-le-feu et les négociations entre les belligérants, et ceux-ci ont été obligés de l’accepter (de bonne ou de mauvaise foi). Et cela est un fait.
Aussi, bien que les négociations se déroulaient plus ou moins bien, et que les belligérants étaient sur le point de parvenir à un accord de paix (compromis équilibré), une décision d’ordre stratégique prise par le gouvernement rwandais a amené une nouvelle donne qui a conduit à son suicide. Le fait d’accepter le retrait des troupes françaises, le gouvernement rwandais a perdu sa force alliée dissuasive accordant ainsi un avantage stratégique (politique et militaire) de taille à son adversaire. Et d’ailleurs, on sait très bien que le FPR a négocié secrètement en parallèle ce retrait, en ‘bypassant’/contournant le circuit officiel d’Arusha.
La suite des événements l’a montré, avec l’assassinat du président Habyarimana et la reprise aussitôt des hostilités. L’interaction qui a suivi entre tous ces acteurs n’a malheureusement pas pu empêcher le génocide, bien au contraire elle a permis au FPR de prendre le pouvoir (ce qui était son ultime objectif). Alors, dans le contexte national et international, à qui peut-on imputer la Grande Tragédie Rwandaise, indépendamment des aspects juridiques de ce crime commis contre l’Humanité? À tous les acteurs, sans exception, répondrais-je. On peut, toutefois, en tirer une leçon.
Décider de provoquer une guerre civile, ethnique, révolutionnaire (patriotique ou de libération), quelle que soit la raison, sans réfléchir préalablement aux pertes humaines civiles potentielles, c’est effectivement pendre le risque de commettre un crime contre l’humanité.
Devant un tel raisonnement et avec recul, on est en droit de se poser la question de la nécessité de la guerre d’octobre 1994. Y-avait-il une justification à ce conflit? Sur le plan politique non, mais sur le plan géopolitique, il était inévitable. À propos de cette guerre, je vais m’arrêter ici, car j’y reviendrai bientôt dans un autre article qui sera consacré aux véritables enjeux du conflit. J’anticipe par cette réflexion d’Hegel selon laquelle l’histoire est le lieu de déploiement de la raison universelle, illustrée dans cette célèbre citation : “La raison gouverne le monde et par conséquent gouverne et a gouverné l’histoire universelle.”
L’Histoire du Rwanda au cœur du révisionnisme partisan!
Les révisionnistes partisans – qui se définissent comme seuls citoyens civiques (Rwandais authentiques) plus que d’autres Rwandais – dont j’ai parlé dans l’introduction veulent nous faire croire que le Rwanda précolonial était un modèle référentiel d’organisation politique et sociale. Ces prétendus Rwandais authentiques auraient-ils pris connaissance du livre de J.J. Maquet intitulé “The premise of inequality in Ruanda”? Fort heureusement, ce livre (qu’on traduirait en français par “La prémisse de l’inégalité au Ruanda”) disponible sur Amazon.com, traite également de l’organisation politique et sociale du Rwanda précolonial.
Jean Pouillon en a fait un compte-rendu assez explicite en français publié dans: J. J. Maquet, The premise of inequality in Ruanda – Persée (persee.fr). Et ci-après ces quelques extraits que je reprends et reproduis intégralement.
«[Cet ouvrage vise à faire comprendre comment une société divisée – et de la division la plus radicale qui soit, puisqu’il s’agit d’une division en castes, fondée sur une différence ethnique et conçue comme une inégalité insurmontable – peut cependant maintenir sa cohésion, ou, pour prendre le problème du point de vue de chacun des deux groupes en présence, comment les supérieurs peuvent monopoliser le pouvoir sans empêcher la société d’exister comme unité, et comment les inférieurs peuvent accepter ce monopole sans se sentir exclus. À juste titre, l’auteur traite les deux questions simultanément, car les réponses sont complémentaires : le « comment » de la domination explique le « pourquoi » de la soumission, et, réciproquement, le « comment » de l’acceptation donne le « pourquoi » du monopole…
Il est vrai, l’auteur le rappelle d’ailleurs dès le début de son étude, qu’en toute société centralisée – et le Ruanda en était une – l’organisation politique consiste en un système plus ou moins compliqué de relations d’inégalité, c’est-à-dire, en dernière analyse, de relations où l’un des agents dispose à l’égard de l’autre d’un pouvoir de contrainte physique… Mais cette définition montre aussi que, si ces relations d’inégalité sont en fin de compte des relations de force, leur totalité ne peut constituer un ensemble systématique et stable que dans la mesure où l’inégalité est acceptée par ceux-là mêmes qui la subissent…
Autrement dit, sauf s’il s’agit d’une pure et simple oppression, exercée et ressentie comme telle, le problème est moins de reconnaître la nature de l’inégalité de fait – la violence qu’elle traduit – que de comprendre comment elle peut apparaître aux intéressés comme une inégalité de droit.
Il est certes indispensable de reconnaître la violence sous le droit, quand celui-ci est présenté comme s’il tombait du ciel. Mais cette démystification nécessaire ne résout pas le problème de l’institutionnalisation du rapport de force… Mais l’auteur montre précisément qu’au Ruanda, comme en bien d’autres sociétés, le système politique manifeste une inégalité qui le déborde, dont il ne se rend pas compte… Il faut donc d’une part dégager ce qui fonde l’acceptation de l’inégalité, formuler cette « prémisse » qui selon l’auteur « influence l’ensemble de la vie sociale au Ruanda », et d’autre part, décrire et analyser son expression privilégiée : le buhake, relation institutionnalisée entre un shebuja (seigneur-patron) et son garagu (client), sur laquelle se modèlent toutes les autres relations, notamment les relations politiques. Maquet suit l’ordre de la recherche : du moins au plus fondamental, de l’organisation politique, sous sa double forme administrative et militaire, au buhake pour énoncer finalement la « prémisse d’inégalité »…
Cette inégalité n’est pas fondée sur des différences de qualités ou de capacités, bien que, de façon stéréotypée, les Ruandais attribuent certaines d’entre elles aux Tutsi et d’autres aux Hutu : « Si un Hutu est considéré comme aussi intelligent et courageux qu’un Tutsi, son statut n’en est cependant pas affecté. Ce qui importe en effet est non pas d’avoir les qualifications de la caste supérieure, mais d’y être né »…
L’emploi du mot « prémisse », qui peut surprendre dans un domaine qui ne paraît pas relever de la logique du raisonnement, répond à deux préoccupations : d’une part, J. J. Maquet cherche à mettre au jour un élément de ce que les Anglo-Saxons appellent « covert culture », un présupposé le plus souvent inexprimé et peut-être même inconscient des conduites observées; d’autre part, cet élément sera fondamental s’il relie des phénomènes culturels apparemment disjoints et les rend ainsi compréhensibles, chacun pour lui-même et les uns par rapport aux autres. En fait, le second caractère suffit pour justifier le langage de l’auteur, et en l’occurrence d’ailleurs cette « prémisse » n’est ni inconsciente ni même simplement implicite : tout le livre montre au contraire que le postulat, selon lequel toute relation humaine est toujours une relation entre un supérieur et un inférieur, est parfaitement clair pour tous les intéressés.
En le formulant comme il le fait, l’auteur ne connaît pas les Ruandais mieux qu’ils ne se connaissent eux-mêmes (sauf évidemment qu’il présente comme un postulat ce qu’ils sentent comme une certitude), il ne découvre pas ce qu’ils voudraient se cacher sous une idéologie justificatrice, ou plus exactement, ici, prémisse et justification ne font qu’un. C’est précisément ce qui explique que l’inégalité soit pleinement acceptée. Peut-être est-ce là le comble de l’aliénation mentale, et cet ouvrage le donne souvent à penser, mais il tend aussi à montrer que cette aliénation est autant le fait de ceux qui en pâtissent que de ceux qui en profitent…
Que le buhake soit l’expression typique de l’inégalité, cela ressort de sa généralité : il est pratiquement exclu qu’un individu puisse n’être ni seigneur, ni client ; de l’imprécision des obligations réciproques qu’il implique : le buhake n’est pas un contrat limitant l’inégalité à un domaine particulier ; sans doute est-il institué très précisément par l’octroi au client par le patron d’un cheptel dont le premier aura alors l’usufruit, mais il ne se réduit pas à cela, il lie globalement les deux personnages; du fait enfin qu’à travers deux individus, il oppose et relie les deux castes : le seigneur est un Tutsi, le client un Hutu. Il est vrai qu’un Hutu, client d’un Tutsi, peut devenir patron d’un autre Hutu, mais d’une part jamais le Hutu ne sera seigneur d’un Tutsi, d’autre part cela montre justement que les Hutu eux-mêmes ne conçoivent les rapports humains, même entre eux, que sur le mode de l’inégalité.
Il est vrai aussi qu’un Tutsi peut être le client d’un autre Tutsi, mais cette possibilité vise délibérément à maintenir la distinction des castes : elle empêche un Tutsi pauvre de déchoir, car le bétail que, comme client, il reçoit, lui permet de devenir le seigneur d’un Hutu et de conserver le genre de vie qui doit être celui d’un Tutsi. Du point de vue économique, le buhake contribue à l’unité du Ruanda : il permet aux agriculteurs Hutu de disposer de quelque bétail et aux pasteurs Tutsi de consommer des produits agricoles. Dans une certaine mesure, il y a échange de biens entre les deux groupes, encore que le prélèvement opéré par les Tutsi sur les produits des Hutu ne puisse être mis en question et qu’il soit disproportionné à leur importance numérique, tandis que l’usufruit reconnu aux Hutu est toujours précaire…
Mais surtout l’importance du buhake tient à ce qu’il permet à la société de fonctionner comme un tout; il présente en effet l’avantage d’assurer la protection du client, ce qui du même coup garantit les privilèges du seigneur. Le cercle est ainsi bouclé: le Hutu a besoin d’être protégé parce qu’il vit dans une société à castes et le Tutsi ne peut le protéger que parce qu’il est effectivement son supérieur. Il est légitime dans ces conditions de parler de féodalisme : le lien féodal est en effet celui qui unit deux personnes dont l’une offre à l’autre ses services en échange de sa protection, cet échange supposant entre elles une différence de statut…
Bien entendu, ce lien fondamental mis à part, le féodalisme au Ruanda est autre que celui de l’Europe du Moyen Âge : le système européen se définissait en termes de droit foncier et non, comme au Ruanda, de droit sur le cheptel, et surtout il mettait l’accent davantage sur la hiérarchie des seigneurs, au sein d’une même caste dominante, que sur l’inégalité radicale entre deux castes. En outre, le féodalisme européen coexistait avec une idéologie égalitaire – le christianisme – et, entre autres causes, cette contradiction, qu’on ne trouve pas au Ruanda, a provoqué assez vite la transformation d’une société à castes en une société à classes…
En faisant du principe d’inégalité la prémisse indispensable à la compréhension de l’ancienne société du Ruanda, J. J. Maquet n’entend pas pour autant défendre un point de vue « idéaliste » : l’idéologie inégalitaire reste pour lui une « superstructure » au sens marxiste du mot, la division en castes étant l’infrastructure. C’est pourquoi le problème de la genèse du système, même si, et ce n’est pas le cas, on pouvait reconstruire celle-ci, est malgré tout secondaire ; que les conquérants Tutsi aient été imbus, avant même leur installation en pays Hutu, de la croyance en leur supériorité raciale ou qu’ils l’aient affirmée ensuite pour maintenir leur position dominante, que les Hutu aient été d’eux-mêmes disposés à accepter leur infériorité ou qu’ils y aient été contraints, bref que l’idéologie inégalitaire soit antérieure ou postérieure à la conquête, elle apparaît dans tous les cas comme le corollaire de la division en castes et ne peut être comprise que dans cette perspective. La réponse à la question initiale est alors aussi simple qu’apparemment paradoxale : pour maintenir son équilibre – et, bien entendu, en supposant qu’aucune influence extérieure ne vienne modifier les conditions dans lesquelles cet équilibre a été obtenu – , une société divisée a tout intérêt à figer sa division, à être raciste ; son organisation politique doit, non pas camoufler ou compenser cette division, mais la traduire sans équivoque. C’est, semble-t-il, le meilleur moyen de protéger le faible sans mettre en question l’inégalité.
Il va de soi que l’auteur ne fait pas l’apologie du racisme. S’il fallait tirer de son livre une moralité, qui ne vaudrait pas d’ailleurs pour le seul Ruanda, nous dirions simplement qu’il montre utilement que le racisme n’est pas aussi aisément déracinable qu’on aimerait le croire.“]
À mon avis (ici c’est Victor Gakoko Manege qui parle et non pas…, auteur de ….), cette moralité mérite une profonde méditation. Et cela par le fait que quand on parle spécifiquement de la culture rwandaise qui véhicule, en elle, un racisme atypique et insidieux, il faut y cerner les germes ou causes lointaines de l’innommable horreur qu’a connue le Rwanda. Rappelons « le racisme est une idéologie qui se traduit par des préjugés, des pratiques de discrimination, de ségrégation et de violence, impliquant des rapports de pouvoir entre des groupes sociaux, qui a une fonction de stigmatisation, de légitimation et de domination, et dont les logiques d’infériorisation et de différenciation peuvent varier dans le temps et l’espace. »
Celui-ci surgit lorsqu’une certaine conceptualisation de la diversité humaine, “biologisante” (sang, race, hérédité) ou “culturalisante” (civilisation, culture, ethnicité), est mise au service d’intérêts politiques et sociaux, en vue de légitimer une mode d’exclusion (ségrégation, discrimination, expulsion, extermination) ou d’exploitation d’une catégorie de la population (esclavagisme, colonialisme). Or, il est connu que le racisme fabrique ainsi des “indésirables”, des “incivilisables”, des “irrécupérables”, des “inassimilables”, bref des hommes en trop ou des hommes-esclaves, des sous-hommes, voire des non-hommes de face humaine. (Homme au sens générique)
Aujourd’hui, n’entend-t-on pas dans des discours officiels des membres du gouvernement rwandais un langage, à peine voilé, axé sur la catégorisation des Rwandais? (cf. : https://youtu.be/SEYYboG8iRw). Dans d’autres circonstances, il y a des ténors (valets hutu comme tutsi) du pouvoir qui lancent des propos basés sur des stéréotypes et des préjugés, comme quoi “abahutu ni ibicucu”, … Cette généralisation est en soi ségrégationniste et, ne soyons pas dupes, à travers cette affirmation déplorable, on lit en filigrane que ”abatutsi ari abanyabwenge”. Franchement, sommes-nous à quelle époque, vivons-nous sur quelle planète? Quelle stupidité! Rappelons que : ”Le préjugé raciste, historiquement lié aux inégalités de pouvoir, se renforçant en raison des différences économiques et sociales entre les individus et les groupes humains, et visant encore aujourd’hui à justifier de telles inégalités, est totalement injustifié. » (UNESCO)
Dans le premier exemple cité ci-avant, c’est une incitation à la haine tandis que le deuxième renvoie à une attitude servile d’endossement de la «servitude volontaire». J’emploie ici la «servitude volontaire» au sens d’Étienne de La Boétie qui dit que la servitude des peuples est volontaire: car, pour lui, «ils acceptent le joug des puissants, mais vont ainsi à l’encontre de leur nature». Et sur ce, il précise que «pour se libérer de l’emprise du tyran, nul besoin de violence : il suffit aux hommes de se faire amis plutôt que complices».
Ces deux exemples, ci-haut précités, trouvent leur source dans l’aliénation du féodalisme. Le comble de ce paradigme, ce sont encore des révisionnistes tendancieux qui se contredisent en prêchant qu’il n’existe plus d’ethnies au Rwanda! Hélas, trois fois hélas! Ce n’est donc, hélas, par cette voie d’insinuation/dissimulation/provocation qu’on va éradiquer au Rwanda ce ”virus culturel” qu’est l’ethnisme.
Je pense avoir montré que mon intervention a réellement un caractère à la fois « informatif, alarmiste et accusateur ». En synthèse, je trouve utile d’y revenir, tout comme pour l’abrutissement d’un peuple, en étant un peu plus explicite; bien-sûr une façon aussi de réfuter la «dictature de la pensée unique».
Informatif. Par des exemples de quelques événements historiques que j’ai essayé d’analyser sous l’approche systémique, le but recherché ”in fine” est de pouvoir critiquer toutes les idéologies réactionnaires. Or, l’idéologie ”génocidaire” tout comme sa jumelle appelée ”crédit génocide” sont toutes rétrogrades et dangereuses.
Toutes ces idéologies sont racistes, de par leur forme et leur contenu et, de mon point de vue, elles doivent être énergiquement dénoncées et combattues au même titre. Les manœuvres démagogiques de catégoriser et hiérarchiser les victimes de la Grande Tragédie Rwandaise constituent une ségrégation inacceptable envers les “morts et les survivants” – et pour autant – elles sont la négation même de l’humanité.
Alarmiste. J’attire l’attention des “intellectuels/penseurs” rwandais sur le risque de la déformation de l’histoire de notre pays. Je vous exhorte à (re)valoriser et prévaloir votre statut privilégié de légitimité de la conscience morale collective. Mon message est simple : sortez de votre silence-complice, fuyez toute compromission et détachez-vous du clientélisme dégradant. Dénoncez très clairement sans réserve et sans détour toutes les idéologies réactionnaires, l’inégalité et l’injustice; affrontez courageusement les partisans de la banalisation de la mort, combattez les exécutions arbitraires et extraterritoriales, incriminez les accusations inquisitoriales et les détentions illégales,… enfin (re)devenez effectivement la “lumière et l’espoir du peuple”, du menu peuple, car vous êtes son seul rempart.
Accusateur. Je dénonce les propagandes ”libre-cours” des extrémistes qui se cachent derrière la défense de telle ou telle ethnie en maintenant la flamme de l’antagonisme hutu-tutsi – qui est une stratégie machiavélique de conquête et/ou de conservation du pouvoir. Car, par l’expérience du passé, une fois à la direction du pays, ils servent de châssis sécurisé du néocolonialisme. Et aujourd’hui dans le cas d’espèce, le régime imposé au peuple rwandais par le FPR – déguisé sous un faux patriotisme, un nationalisme trompeur ou encore une pseudo démocratie – constitue le terrain propice de consolider et prospérer le néocolonialisme.
Abrutissement. Par la distorsion de l’histoire, prétendre que la guerre d’octobre 1990 répondait au besoin patriotique de libérer le peuple rwandais est tout simplement paradoxal. Cette mystification vise à garder le peuple rwandais dans la servitude – afin de mieux l’exploiter -. Car, les véritables enjeux de cette ”fameuse” guerre trouvent leurs explications dans la géopolitique internationale et régionale. Aussi, transposée dans le contexte de la mondialisation, la Grande Tragédie Rwandaise et ses conflits qui continuent de sévir, servent avant tout les intérêts des multinationales et, dans une moindre mesure, de la bourgeoisie nationale ou mieux encore la classe dirigeante.
Enfin… Quid de la guerre d’octobre 1990 (un avant-goût de mon prochain article). Cette guerre menée contre le Rwanda et les Rwandais de l’intérieur ainsi que ses ramifications en République Démocratique peut être (re)qualifiée, à juste titre, de ”guerre du coltan (mot-valise pour colombite-tantalite)” (cf. Du sang dans nos cellulaires | ICI.Radio-Canada.ca -). « L’or gris dit coltan » est une matière première stratégique pour la production du tantale, dont 80% des réserves mondiales se trouvent dans la région est de la RDC. Le tantale est principalement utilisé dans les condensateurs d’ordinateur et de téléphone portable. Son utilisation est également connue dans les missiles, les fusées et les avions dans la composition d’alliages de cobalt et de nickel dans l’aéronautique et particulièrement la fabrication des réacteurs.
National Geographic a estimé que le Congo contribuait à plus de 50% de la production mondiale de tantale même si le pays est devenu l’exportateur n°2 en 2015, loin derrière le Rwanda. Autrement dit, le Rwanda était le premier exportateur mondial du coltan. Cependant, il est à rappeler qu’un rapport présenté par des experts à l’ONU en 2001 accusait les groupes armés de la RD Congo et de ses voisins que sont l’Ouganda, le Rwanda et le Burundi, d’extraire illégalement et de transporter en contrebande le minerai de la région du Kivu.
D’après Ecophylle.org, le développement de cette économie principalement souterraine a été rendu possible par la corruption des politiques et par l’importance opérationnelle des milices, mais aussi par la complicité d’un certain nombre d’entreprises occidentales peu scrupuleuses. Pour compléter cette information, selon Ecofin Hebdo, dans son article paru en 2017 ”Le coltan, pour le meilleur et pour le pire”, l’argent tiré de ce trafic servait à financer et à prolonger la guerre, notamment par l’approvisionnement en armes, mais également à remplir les poches des uns et des autres. Plus spécifiquement, l’armée rwandaise aurait retiré 250 millions de dollars de 1998 à 2000 du trafic illégal du coltan.
Dans ce conflit, souligne Ecofin, les multinationales de l’informatique et de l’électronique, notamment Apple, Bayer, Sony, LG, Samsung ou encore Intel, sont souvent accusées d’utiliser le coltan d’origine douteuse – ce minerai appelé aussi ” minerai de sang ” en référence aux guerres interminables dans la région Est de la RDC -. Mais comment opère réellement et plus ou moins légalement le Rwanda, de façon optimale, dans cette chaîne de commerce illicite international du coltan?
La réponse plus explicite est donnée par Jeune Afrique Politique (Rwanda : le FPR, bien plus qu’un parti – Jeune Afrique) et Jeune Afrique Économie (Paul Kagame, président et patron de Crystal Ventures – Jeune Afrique).
En résumé, le FPR n’est plus un parti des rebelles, n’est pas un parti politique classique, et encore moins un parti-état, à l’instar du MRND, mais plutôt une multinationale (et ses holdings-satellites) qui, par sa puissance financière, dirige le Rwanda privatisé – devenu par la force des choses, relais du capitalisme anglo-saxon – Rwanda Inc. ou Rwanda SA.
Malheureusement, devant une telle réalité rwandaise – exit l’antagonisme hutu-tutsi -, aujourd’hui on peut retenir que ”La mondialisation apparaît avant tout comme un système de domination du Nord sur le Sud, des possédants sur les démunis. Et par analogie, que cette mondialisation-là est la mise en œuvre concrète du néolibéralisme qui vise à détruire l’État Social. (La Toupie)
ET L’ÉTAT SOCIAL RWANDAIS N’EXISTE PLUS, QUOIQU’ON DISE. ENCORE QUE LES MENTALITÉS VENUES D’AILLEURS CHOQUENT, S’ENTRECHOQUENT ET RICHOCHENT SUR LA MENTALITÉ AUTHENTIQUE RWANDAISE D’AVANT 1990. TEL EST MON POINT DE VUE.