Rwanda: Il y a 25 ans, les droits de la personne

Par Philibert Muzima(1)

Le 1er octobre 1990, c’est le lendemain de la veille. Et la veille, c’était le 30 septembre 1990 la date à laquelle voyait le jour la toute première association pour la défense des droits de la personne au Rwanda, l’A.R.D.HO en sigles, à l’initiative de feu Alphonse Marie Nkubito. Que le lendemain de la veille s’agisse d’un 1 octobre 1990, sa veille prend donc tout son sens. Et pour cause. L’histoire du pays des mille collines aura commencé un nouveau chapitre, hélas, inscrite – ou pire encore-, gravée en lettres de sang. Depuis ce 30 septembre 1990, non seulement l’eau a coulé sous les ponts, mais aussi le sang, beaucoup de sang humain, a coulé également, imbibant le sol rwandais. Regard rétrospectif sur un quart de siècle des droits de la personne au Rwanda.

Le 1 octobre 1990 marque en effet le début de la guerre qui portera d’ailleurs le nom de « La guerre d’octobre » mais qui sera débaptisée pour porter un nouveau nom, plus reluisant de « Guerre de libération. » La guerre dite d’Octobre n’avait pourtant pas commencé début octobre, mais fin septembre! Mais ceci est une autre histoire et j’y reviendrai plus tard, insh’Allah, dans un récit plus élaboré.

Dimanche le 30 septembre 1990, le bruit des bottes et le crépitement des armes avaient commencé à retentir dans le Nord-est du Rwanda. Au même moment à Kigali, des hommes et des femmes épris de paix se réunissaient. Pure coïncidence ou ironie du sort? Tout compte fait, ces pionniers se réunissaient pour lancer les jalons d’un mouvement devant militer pour les droits de la personne au Rwanda.

Le momentum ne pouvait être mieux saisi. La guerre qui commençait au jour même de la ratification de la constitution de l’ARDHO allait culminer en un génocide des Tutsi, le summum de la violation des droits de l’homme. Depuis le 1 octobre 1990, ou, le 30 septembre 1990 pour être précis, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts disais-je. Le militantisme rwandais pour les droits de la personne a fait des pas depuis lors, tantôt en avant, tantôt en arrière.

Réalisations

Depuis la création de l’ARDHO par le Procureur Alphonse Marie Nkubito, Maître Félicien Ngango et le Major Augustin Cyiza entre autres, d’autres associations et ligues de défense des droits de la personne ont vu le jour et emboité le pas de leur ainée. Ainsi furent créées :

– AVP (Association des Volontaires de la Paix ou Umuryango w’Abakorerabushake b’Amahoro en Kinyarwanda. Parmi ses fondateurs, nommons le Consul Charles Shamukiga et le Père Jésuite Chrysologue Mahame;

– ADL (Association pour la Défense des droits et des libertés) cofondée notamment par feu professeur Emmanuel Ntezimana alias Ki-Zerbo et l’Abbé André Sibomana;

– LICHREDHOR (Ligue Chrétienne de Défense des Droits de l’Homme au Rwanda) qui deviendra plus tard LIPRODHOR (Ligue Rwandaise pour la Promotion et la Défense des Droits de l’Homme) cofondée notamment par Gakwaya Théobald Rwaka et François Ndeze entre autres;

– Kanyarwanda (Association pour la promotion de l’Union par la justice sociale) cofondée par Fidèle Kanyabugoyi et Ignace Ruhatana pour ne citer que ceux-ci.

Les trois premières associations se regrouperont, avec l’ARDHO, au sein du CLADHO (Collectif des Ligues et Association des Droits de l’Homme).

L’action de ces associations durant la période allant de la guerre au génocide a été d’une importance capitale. Elles ont mené des enquêtes sur les lieux des violations des droits de la personne et publié des rapports qui ont aidé à alerter la communauté internationale sur les exactions alors commises dans différentes parties du Rwanda. Elles sont aussi à l’origine de la mise en place de La mission d’enquête internationale qui, en mars 1993, publia le «Rapport de la commission internationale d’enquête sur les violations des droits de l’homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990.»

Les activistes durant cette période des violations massives des droits de la personne au Rwanda ont été harcelés, menacés, tabassés et même tués. L’arrestation et l’emprisonnement de Fidèle Kanyabugoyi fin mars 1992, Les attaques à la grenade contre Alphonse Marie Nkubito en novembre 1993 et André Katabarwa en janvier 1994 ainsi que l’empoisonnement du Professeur Ntezimana de l’ADL rentrent dans ce registre. Le génocide des Tutsi coûtera quant à lui la vie à plusieurs activistes des droits de la personne de la première heure.

La période de l’après-génocide sera cruciale pour les activistes des droits de l’homme. Ils vont travailler d’arrache-pied et dans les conditions difficiles pour promouvoir les droits et libertés, pour enquêter sur les violations et produire des rapports, lettres et communiqués dénonçant les violations des droits de la personne.

Dès la fin du génocide de 1994 contre les Tutsi, le rapport intitulé « Le rapport de la Commission d’enquête CLADHO-KANYARWANDA sur les violations graves et massives des droits de l’homme commises au Rwanda à partir du 06 avril 1994 » publié en décembre 1994 servira de référence dans la poursuite et la traduction en justice des auteurs présumés du génocide.

Dans le cadre de la promotion des droits, des projets de traduction et de vulgarisation des instruments internationaux des droits et libertés seront initiés notamment par l’ARDHO. Cette dernière s’impliquera également dans l’intervention et l’enquête sur les lieux où les violations des droits de la personne sont signalées (les lieux de crimes, les lieux de détentions etc.) dans le cadre de MPS (Mission Permanente de Surveillance). Des émissions radiodiffusées seront entreprises par l’AVP. Ainsi l’émission « Tubwubahirize » du journaliste Abdou Nyampeta et par la suite par Angélique Kaboyi sera diffusée à Radio Rwanda alors que le CLADHO éditera et publiera « La Lettre du Cladho », tandis que la LIPRODHOR intensifiera ses activités de protection auprès des détenus.

Dans le cadre régional, la LDGL (Ligue des Droits de la personne dans la région des Grands Lacs) regroupera une dizaine de ligues et associations régionales des droits de la personne du Rwanda, du Burundi et de la RD Congo. Ses associations membres mèneront de projets conjoints de protection et de promotion des droits de la personne dans la sous-région des grands lacs, publiera la revue Amani et exécutera des programmes comme l’Observatoire des Droits de l’Homme et feront aussi le plaidoyer, information et l’éducation.

Du côté du gouvernement du Rwanda, les accords de Paix d’Arusha prévoyant la création d’une Commission Nationale des Droits de l’Homme, celle-ci est mise en place. Les candidats aux postes de commissaires sont proposés par le gouvernement et élus par le parlement. Notons tout de suite que cette institution n’existe que de nom, son action étant paralysée ou rendue inefficace par sa dépendance des pouvoirs publics. Le Bureau de l’Ombudsman est également institué et règle des différends entre les citoyens et des instances ou autorités publiques.

Dès la fin du génocide, la mobilisation était à son maximum : La communauté internationale était alerte et les fonds ne se faisaient pas très rares. Le gouvernement du Rwanda était attentif, accueillant et conciliant. Il favorisait, voire même encourageait le travail des activistes et des organisations tant nationales qu’internationales de défense des droits de la personne qui n’ont pas eu du mal s’établir au Rwanda. Des rapports colossaux, riches, bien documentés et d’une grande fiabilité et crédibilité ont été ainsi publiés: Aucun témoin ne doit survivre de Human Wright Watch fait école et Rwanda: Death, Despair and Defiance d’African Rights est cité dans tous les procès du génocide. Et j’en passe d’autres.

Défis et difficultés

Même si les débuts ont été relativement faciles au sortir du génocide, le travail des activistes est devenu par la suite de plus en plus difficile et les relations avec le gouvernement se sont de plus en plus dégradées. Ce dernier est devenu intolérant de toute critique, confondant toute dénonciation des exactions commises par ses agents à des activités subversives. Tout rapport négatif des ONG locaux est assimilé à de la collaboration avec l’ennemi, ou du mercantilisme non patriotique.

Ainsi commencent les difficultés. L’on se souviendra de l’arrestation et la détention le 11 décembre 1995 de Jean Baptiste Barambirwa alors que, en sa qualité de Président du CLADHO, il venait de prononcer un discours à l’occasion de la clôture de la semaine des Droits de l’Homme. L’un des fondateurs de l’ARDHO, le Major Augustin Cyiza sera enlevé à Kigali et porté disparu en avril 2003.

Le climat s’est ainsi tellement dégradé que des ONG locaux ont été affaiblies soit par la paupérisation, soit par la récupération ou phagocytage et surtout par la peur qui a eu raison de l’implication bénévole compte tenu des risques qu’un travail de défense des droits de la personne comportait. Les tentatives de récupération ou, pire encore, de sabordage de la LIPRODHOR n’est que la partie visible de l’iceberg.

Les organismes internationaux ont vu quant à eux leurs bureaux fermés et leurs agents expatriés se sont vus leur accréditation retirée ou visa d’entrée au Rwanda refusé. On le souviendra du refoulement de feu Alison Des Forges de l’aéroport international de Kigali. Elle était du même coup déclarée persona non grata au Rwanda. Le gouvernement s’est ainsi assuré d’imposer ou d’acheter le silence des activistes des droits de la personne et d’avoir donc les coudes franches pour violer les droits de la personne tout en tenant l’opinion nationale et internationale dans l’ignorance quasi totale.

Une police criminelle sévit depuis lors en toute impunité puisque, après ses forfaits, elle est la seule à livrer une version des faits, sa propre version des faits. Les cas très récents des exactions commises par la police sur la population de Nyamasheke (fin septembre 2015) ou de l’assassinat du Dr Emmanuel Gasakure tombé sous les balles de la police durant sa détention dans la brigade de police de Remera en février 2015 sont d’actualité. Qui oubliera donc l’amputation des deux mains par Jean Bosco Nsengiyumva à cause de la torture subie lors de sa détention dans la brigade de police de Ruhuha en Janvier 2013? Déjà en 2006, le gouvernement des États-Unis décrivait la situation des droits de l’homme de « médiocre », attirant l’attention sur «les arrestations arbitraires, les actes de violence, de torture et les meurtres commis par la police. »

Les rapports du US Department of State, de Human Rights Watch et d’Amnesty International sur le Rwanda se suivent et se ressemblent. Les victimes de la police criminelle ne se comptent plus et l’impunité qui s’en suit ne fait que nourrir la récidive du côté de la police, et la peur et la méfiance au sein de la population.

Les pouvoirs publics ne respectent pas le droit à la propriété. Les bulldozers au service de la destruction comme dans les cas des hommes d’affaires Gaspard Mirimo et Assinapol Rwigara sont criants et, malheureusement, pas uniques ou isolés. Les droits de réunion et d’association sont régulièrement brimés, surtout lorsque le gouvernement soupçonne ses citoyens d’organiser une opposition à son encontre. Et que reste du syndicalisme, de la liberté de presse et du droit d’expression ou même des droits des victimes? Ils sont réduits à leur propre expression ou à ne restent que l’ombre d’eux-mêmes.

Quid de l’indépendance de la justice? La justice rwandaise est soumise au diktat du pouvoir exécutif. Le taux de mortalité anormalement élevé frappant les membres de Cour Suprême n’y est pas pour rien. Notons qu’entre 1995 et 2000, sont morts les Juges Balthazar Kanobana (président des Cours et Tribunaux), Paul Rutayisire (président de la Cour constitutionnelle. Il est le frère de feu Dr Emmanuel Gasakure), Vincent Nkezabanawa (président du Conseil d’État). Alype Nkundiyaremye qui remplaça Kanobana sera démis et mourra en exil alors que le Major Augustin Cyiza sera également limogé avant d’être enlevé et porté disparu. En somme, juste deux survivants sur six juges de la Cour Suprême: Jean Mutsinzi (Président) et Paul Ruyenzi (président de la Cour des comptes). « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés. » disait Albert Camus dans Les animaux malades de la peste. Les deux survivants de la Cour Suprême seront invités sagement à remettre leur démission.

Conclusion

Plus ça change, plus c’est pareil. Les différents régimes qui se sont succédé au pouvoir au Rwanda depuis la création de l’ARDHO ont tous contribué-toutes proportions gardées- à reculer les droits et libertés qui sont toujours en marche arrière. La peur est devenue une seconde nature pour la majorité de rwandais. Ils craignent d’être victimes des arrestations et des détentions toutes aussi arbitraires qu’illégales qui sont devenues monnaie courante, se soldant des fois à des disparitions définitives. Le cas d’Olivier Maniliho porté disparu depuis février 2014 est loin d’être oublié.

Les relations entre le gouvernement et les organismes internationaux de défense des droits de la personne sont on ne peut plus tendues. Leur marge de manœuvre est très réduite, ce qui rend leur travail difficile et nuit à la qualité de leurs rapports. Les ligues et associations rwandaises sont quant à elles acculées à la pauvreté, manipulées et récupérées, ce qui rend leur travail inutile et sans effet.

Le bilan des vingt-cinq dernières années en matière des droits de la personne au Rwanda est donc très peu reluisant et les activistes de la première heure ne pourraient être fiers du travail accompli.

Aujourd’hui que l’ARDHO fête les vingt-cinq ans de son existence, Alphonse Marie Nkubito doit se retourner dans sa tombe. Espérons que le prochain quart de siècle sera plus productif en matière de respect des droits de la personne au Rwanda. C’est un vœu pieux, je l’accorde. Mais l’espoir fait vivre, alors que le désespoir tue.

1.L’auteur est un activiste des droits de la personne de longue date. Comme bénévole, il a sillonné le pays dès 1995 pour le compte de l’ARDHO, de l’AVP, du CLADHO et de la LDGL pour la promotion et la protection des droits de la personne. En 2000, il a occupé le poste permanent de Chargé de Projets au bureau permanent de l’ARDHO où il a coordonné les travaux de monitoring de la violation des droits de la personne au Rwanda dans le cadre du Programme MPS (Mission Permanente de Surveillance) tout en poursuivant la campagne de promotion des droits de la personne.

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