«Capitalisme sauvage»: un choix politique et délibéré du Gouvernement rwandais ?

© Caricature tirée des réseaux sociaux: Le président Paul Kagame muni de son tracteur en train de démolir des quartiers (estimés) pauvres de Kigali

23/12/2019, par Tharcisse Semana

L’image positive de la ville de Kigali – très verdoyante et attrayante –  cache bien souvent la vraie réalité du Rwanda : les habitants des quartiers les plus pauvres sont délogés et expulsés «manu militari» de leur domicile, sans une moindre indemnisation. Cette chasse aux pauvres est-elle vraiment un choix politique réfléchi et délibéré des autorités rwandaises ou plutôt une manifestation du déploiement  de l’impérialisme du «capitalisme sauvage» mondial qui se fait sentir ? Décryptage de l’état de la question et retour sur les événements.   

Kigali, la capitale du Rwanda. De jour en jour, l’heure par l’heure, les autorités de la ville de Kigali sortent de leurs tiroirs de bureau les listes des maisons à démolir, des maisons se trouvant dans des quartiers les plus pauvres. Curieusement, toutes ces maisons présentement démolies ou programmées de démolition, sont celles appartenant aux seules personnes moins rôties de la ville de Kigali.

À l’heure actuelle, beaucoup de familles – ayant des enfants à bas âge, des personnes âgées et des malades – passent la nuit à la belle étoile sous une pluie battante.

Malgré la supplication de la population concernée par ces démolitions et le cri d’alarme des organisations internationales de défense des droits de l’homme et de la société civile rwandaise en exil, les autorités rwandaises continuent de planifier, coordonner et superviser ces sales besognes qui mettent en danger la vie des personnes les plus fragiles dont des enfants, des personnes âgées et des malades, notamment. Depuis une semaine on compte environ 7023 maisons démolies.

Alors que la population continue à crier haut et fort au secours, suppliant même le Président de la République, Paul Kagame, de suspendre ces démolitions, les autorités administratives locales regrettent que ce sale boulot n’avance pas au rythme prévu. Elles osent même affirmer  qu’elles vont augmenter le nombre de démolition pour pouvoir escompter un bon résultat dans un bref délai. Pour elles, le ‘‘travail’’ est aujourd’hui à 2% de ce qui doit être fait.

Pour accomplir cette sale besogne, les autorités locales viennent à n’importe quel moment de la journée dans les quartiers pauvres, accompagnées des services de l’ordre (District Authority Security Agency, DASO) et des jeunes gens choisis. Elles intiment ensuite l’ordre à ces derniers de s’attaquer violemment à des maisons sans même se demander si les propriétaires ou locataires sont sur place pour pouvoir retirer leurs objets ou effets personnels. Que faut-il donc faire de la population habitant ces quartiers pauvres qui, à l’heure actuelle, traversent des moments très difficiles tels que stress, angoisse, dépression, traumatisme, etc ?

En cette période de grande saison de pluie, beaucoup de familles – propriétaires ou locataires ayant des enfants à bas âge, des personnes âgées et des malades – passent déjà la nuit à la belle étoile. Certaines parmi elles, sont logées provisoirement dans des salles de classes. Heureusement que les élèves sont actuellement en vacances. Paradoxe! Les autorités qui planifient, coordonnent et supervisent ces démolitions, sont les mêmes qui logent ces populations dans des salles de classes. Serait-il un moyen de calmer certains esprits échafaudés ou au seuil d’une dépression ? Certes, mais pas une solution au problème. Ces populations pauvres, non seulement elles sont inquiètes pour la suite, mais aussi elles sont révoltées. Certaines osent même qualifier la situation comme celle de 1994, lorsque leurs maisons étaient aussi détruites par les miliciens interahamwe formés par l’ancien gouvernement déchu.

«Nous vivons aujourd’hui le calvaire, une même expérience d’extrême violence de 1994 où les drogués et les fous du pouvoir nous violentaient, nous tuaient systématiquement et sans pitié ; où  ils démolissaient nos maisons devant nos propres yeux et nous prenaient par force nos biens, nous confie Rushigajiki[1], septugénaire de Kagugu. Certes, dit-il, nous avons été victimes d’extrêmes violences et agressions en 1994, mais ce que nous sommes en train de vivre maintenant sous le régime du FPR dépasse de loin ces événements macabres de 1994 qu’on croyait laissés dans les annales de notre histoire. Cela dépasse vraiment notre entendement. Qui,  de nous rescapés, pourrait s’imaginer que le FPR que nous avons financé et apprécié dès son arrivée à Kigali se retournerait contre nous et nous traîner ainsi dans la boue ? Impensable ! Il s’est autoproclamé «libérateur des Rwandais» et nous l’avons bêtement cru. Maintenant le voilà… il sort de sa coquille et nous traite comme des objets sans valeurs».  

Ils jettent le pavé dans la mare !

Au lieu d’entendre la grogne de la population, apaiser les esprits et surtout rassurer toutes ces familles désemparées dormant à la belle étoile, le ministre de l’Administration locale et des affaires sociales, Anastase Shyaka, se montre très cynique, disant que ces maisons sont démolies dans l’intérêt de la population. Il s’agit, selon lui, d’une décision adoptée par le Gouvernement pour prévenir des sinistres pluvieux.

Plus grave et pire encore, le président de la République, Paul Kagame, enfonce le clou. Il se montre non seulement insoucieux mais également très indifférent de cette catégorie de la population rwandaise. Faisant allusion à ces démolitions, le chef de l’État n’infléchit à un aucun degré la politique de son gouvernement. Il renforce plutôt le message de son Ministre de l’administration locale et des affaires sociales, en ces termes : «Quels que soient donc, dit-il, les critiques ou les mécontentements de la population, le Gouvernement ne cèdera jamais à son plan de lutter contre les sinistres […] ». Aux yeux de Paul Kagame et de  son Gouvernement, peut-on croire, les pauvres sont très clairement «indésirables» dans la ville de Kigali. Un leitmotiv du Front patriotique rwandais qui, depuis sa prise du pouvoir en 1994, gouverne toujours le pays comme sa «chasse-gardée», sans se soucier aucunement de la vie et de l’intérêt général de la population.

Choqué mais pas surpris !

Le discours du Président Paul Kagame comme d’ailleurs celui de son Ministre de l’administration locale et des affaires sociales, Anastase Shyaka, semble assez choquant. C’est un discours qui, cependant, ne nous semble pas surprenant. La chasse aux populations pauvres de la ville de Kigali ne date pas d’aujourd’hui. Elle a commencé depuis la prise du pouvoir par le régime actuel de Kigali.

L’exclusion des pauvres et des plus démunis dans la capitale de Kigali nous semble un choix politique et délibéré des autorités rwandaises actuelles. En 2004, au lendemain du fiasco des fameuses élections présidentielles et parlementaires, un grand nombre de maisons des quartiers pauvres de Kigali a été démolie, sous la supervision de la mairie de la Ville de Kigali qui, à cette époque, était dirigée par Théoneste Mutsindashyaka. Celui-ci avait publiquement déclaré que « dans le cadre de moderniser la Ville de Kigali les autorités rwandaises ont décidé de procéder systématiquement à la démolition des maisons des quartiers pauvres non conformes aux normes du plan de la Ville. Toutes ces maisons, sans exception aucune, disait-il, doivent être impérativement et complètement rasées. Car, selon lui, elles ressemblent aux nids des petits oiseaux qu’on ne peut plus tolérer à Kigali». Suite à cette déclaration fracassante et des démolitions massives qui s’en sont suivi, la presse indépendante lui avait donné un surnom de Mutsindamazu (démolisseur zélé) des maisons des populations pauvres.

À cette époque, des petits commerçants ambulants et des enfants de la rue, eux aussi, étaient constamment pourchassés par la police et souvent violentés. Les gens mal habillés aujourd’hui pourchassés n’est cependant pas sur la fameuse liste  des personnes à chasser de la Ville de Kigali. La manière dont on procédait et démolissait les maisons n’était non plus pour autant identique à celle employée aujourd’hui.

Contrairement à aujourd’hui où le délai initial pour quitter le quartier ou la maison a été fixé d’abord à 15 jours, puis ramené à 2 ou 3 jours, à l’époque de Mutsindamazu il était néanmoins négociable et, dans certains cas, même prolongeable. Voilà donc ce qui est du nouveau dans le déroulement de ce prétentieux méga-projet du FPR de démolir les quartiers pauvres dans la capitale de Kigali.

Dans un pays comme le Rwanda où la population, non seulement est réduite au silence mais aussi contrôlée et surveillée à la loupe par un clic militaire qui veut vendre à tout prix son propre «image de bon dirigeant» et celle de son pays-modèle en propreté et vanter son «miracle économique», il est donc normal et évident que les populations pauvres, les mendiants et les petits commerçants, les ‘‘mal habillés’’ soient devenus indésirables dans la ville de Kigali. Car les autorités veulent montrer – coûte que coûte – aux visiteurs étrangers que le Rwanda est la Suisse de l’Afrique, présentant Kigali, avec ses hauts meubles flambants neufs, comme le ‘‘Singapour de l’Afrique’’.

Les «sans-abris» qu’on entend aujourd’hui supplier les autorités rwandaises mais en vain, ont en effet le point commun avec ceux d’hier aujourd’hui tombés dans l’oubli: le seul et unique péché qu’ils auraient commis est celui d’être nés pauvres à Kigali ou le devenus par circonstances.  Et c’est ce «péché originaire» qui les exclue à la table d’honneur de Kagame et de son Gouvernement où celui qui a un portemonnaie bien rempli est le seul autorisé à ouvrir très légèrement sa bouche. Car faute de quoi il pourrait d’un moment à l’autre se voir assassiné ou éjecté du système. Tel est le cas, par exemple, advenu aux deux millionnaires  et bailleurs de fonds du Front patriotique rwandais de Paul Kagame, Tribert Ayabatwa Rujugiro et Assinapol Rwigara. Le premier a pu quitter de justesse le pays et s’exiler en Ouganda, tandis que le second, après son retour d’exil en Belgique en 1998, a été assassiné en plein jour dans la capitale de Kigali. Assinapol Rwigara a été tué dans un simulacre accident de voiture dans la soirée du 4 février 2015.

L’entrée dans une nouvelle ère de gouvernance.

La  chasse aux populations pauvres qui se pratique à Kigali semble être visiblement un choix politique et délibéré du Front patriotique rwandais actuellement au pouvoir. Certes, un choix politique du Gouvernement rwandais mais quelque part dicté ou inspiré voire même imposé par la politique néo-libérale des maîtres-conseillers de Paul Kagame et de son parti, FPR.  Celui-ci, sans le savoir ou du moins sans en être conscient, cède et ouvre tendrement toutes les portes à l’impérialisme du capitalisme mondial, voire du néo-libéralisme. Le Rwanda entre donc dans une nouvelle ère de gouvernance. Une gouvernance imprégnée d’un esprit capitaliste. Mais pas n’importe quel capitalisme. Un «capitalisme sauvage». Celui-ci étant défini comme un système économique fondé sur les principes de la libre entreprise, de la possession privée des biens de production, de l’acceptation du profit comme moteur de l’activité économique.

Ce «capitalisme sauvage» a déjà séduit le pouvoir politique rwandais. Les citoyens rwandais ne sont plus protégés de l’avidité sans frein et des effets négatifs de la mondialisation anarchique. Ce «capitalisme sauvage» obnubile la conscience collective et émousse sans aucune réserve toutes les valeurs traditionnelles humaines et sociales. C’est l’explication d’une manifeste indifférence et d’insouciance des autorités rwandaises vis-à-vis de la misère que vivent les Rwandais. Les autorités rwandaises sont aujourd’hui imprégnées de l’esprit capitaliste, de façon que les notions d’écoute attentive de l’autre, de disponibilité et de solidarité n’ont aucun sens, ose-t-on croire.

Ce «capitalisme sauvage» s’est historiquement et progressivement adapté aux pouvoirs des plus forts économiquement en Occident et très récemment a commencé à attirer les Chefs d’Etat et de Gouvernements en Afrique, où la gestion des «biens communs» est emblématique et devenue aujourd’hui une «chasse-gardée» d’un petit clique (de militaires ou de civils) au pouvoir. Tel est le cas du Rwanda actuel. Ce système  qui a déjà gagné du terrain en Occident commence à s’imposer avec agressivité et d’énorme violence un peu partout en Afrique. Dans son exhortation apostolique, Ecclesia in America, Sa Sainteté le Pape Jean-Paul II, définit le «néo-libéralisme» comme étant «une conception purement économique de la personne humaine qui considère le profit et la loi du marché comme ses seuls paramètres, au détriment de la dignité et du respect dus aux individus et aux peuples». Une telle définition recouvre le fond du problème que traverse aujourd’hui le peuple rwandais avec l’arrivée au pouvoir du Front patriotique rwandais. Ce paramètre de vision s’impose à nous avec acuité. Et il faut toujours en tenir compte dans nos analyses et essais de compréhension des agissements des autorités rwandaises. Celles-ci, elles aussi, doivent en être conscientes dans ses décisions de projet de société. En sommes, en sont-elles vraiment conscientes? Qui vivra, verra !

 

[1] Rushigajiki  est un nom d’emprunt choisi pour protéger notre informateur.

 

Chères lectrices, chers lecteurs, pour plus de compléments d’information en image à mon article, je me permets de vous recommander ces deux reportages-vidéos réalisés (en Kinyarwanda, langue locale) par mes confrères journalistes Rwandais. Vous pouvez donc les visionner (même si vous ne comprenez pas le Kinyarwanda) pour vous rendre compte de ce qui est en train de se faire à Kigali et ce que vivent les gens.

 

 

 

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